C'est comme si on avait toujours 15-16 ans

Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Le lycée Lyautey est un lieu avant tout emblématique et passionnant. Un cousin germain est pour la petite histoire retourné vivre au Maroc et son fils de 14 ans est scolarisé dans ce même lycée. Il raconte des choses similaires à ce que j'y ai vécu, ce qui démontre qu'aujourd'hui encore, ce mélange culturel unique perdure. Lyautey est un lieu attachant et bouleversant. J'y ai rencontré l'amitié et ai découvert les autres en tant qu'autres, c'est en quelque sorte un hommage à ce lycée et un reflet de cette période de ma vie.
Pourquoi ne pas avoir écrit une vraie biographie ?
En tant que psychanalyste, je crois que la biographie n'existe pas. On pense raconter la vérité alors qu'on ne se raconte que des histoires. Le temps déforme les souvenirs. Alors autant faire de l'auto-fiction, mélanger la biographie et le roman. C'est bien plus stimulant, y compris pour le lecteur.
Pourquoi le titre "Merci Lyautey " ? Que représentent vos années lycée ?
Le titre est volontairement ambigu car ce remerciement peut aussi bien s'adresser au maréchal du même nom qu'au lycée.
Ce titre est un hommage à ce lycée où nous avons tous rencontré l'amitié, au-delà des différences sociales et religieuses. C'était comme on dit en anglais, un vrai "melting-pot", ouvert sur l'extérieur, où la qualité de l'enseignement était réelle. Une préparation à la vie en somme, à la rencontre des autres. Mes années lycée sont avant tout celles de la découverte de l'amour bien sûr, mais aussi d'autres cultures au sein même de cet établissement et avec ça, le théâtre d'une grande tolérance.
Y êtes-vous retourné ? Qu'avez-vous ressenti ?
Je retourne à peu près tous les trois ans sur place. Je rencontre régulièrement des personnes qui ont un lien avec ce lycée car ce livre est également dédié aux habitants de Casablanca. J'ai eu l'occasion de retourner avec émotion sur la plage de ma jeunesse par exemple. Les lieux dans le livre sont réels bien que nous ayons à faire à une fiction. Le lecteur reconnaîtra donc forcément certains endroits.
Comment définiriez-vous votre livre ? Une auto-fiction mais encore ?
C'est également un livre historique, j'y raconte les mouvements sociaux mais aussi à travers mon regard personnel l'indépendance du Maroc. J'ai vu notamment non loin de mon lycée, le roi du Maroc passer en voiture américaine décapotable, en compagnie du président Eisenhower. Ce sont des souvenirs marquants quand on est gamin et qu'on arrive de France. Je découvrais un autre monde. À l'époque il n'y avait pas de télé, pas de réseaux sociaux, et on se retrouvait immergé dans ce nouveau monde, bien que toute ma famille maternelle, juive marocaine, baignait totalement dans cette culture. Petite anecdote : au lycée, on profitait des fêtes de toutes les communautés religieuses, en-dehors même des jours officiels de congés. Les professeurs ne savaient jamais exactement quelle était la religion de chacun alors on essayait entre élèves de trouver des arrangements en prétextant être invité les uns chez les autres, et on s'offrait comme cela du bon temps.
Qu'a amené pour vous ce déménagement entre votre ville de naissance et Casablanca ?
J'étais déjà venu en vacances une fois avec mes parents. Mon père voulait voir où l'on partait avant d'accepter. On ne m'a jamais réellement prévenu ni même expliqué la situation car à l'époque on ne parlait pas aux gosses comme aujourd'hui. On m'avait envoyé en colonie de vacances le temps que mes parents préparent le déménagement. A l'époque, ça se faisait en bateau. En tant que gamin, j'ai été un peu perturbé. Mes parents ont fait en sorte d'habiter non loin du lycée Lyautey pour m'épargner de trop longs trajets en bus. Je me suis donc retrouvé immergé dans ce monde inconnu mais je m'y suis très vite bien senti.
Plus tard, avec les élèves de terminale, on s'est tous retrouvés à Paris, en faisant le chemin inverse au déménagement de mon enfance. On habitait tous Saint-Germain-des-Prés à cause de la proximité des universités. On s'amusait beaucoup bien que je fus le plus coincé car en Médecine, on ne pouvait pas trop rigoler. La 1ere année avant de se retrouver à Saint-Germain, je vivais à la "Maison du Maroc", dans la cité universitaire boulevard Jourdan, où on retrouvait notre culture spécifique et une ambiance que l'on connaissait bien. Il y avait une belle entraide. J'avais par exemple un copain de chambre marocain qui amenait des choses à mes parents lorsqu'il partait au pays, et inversement bien sûr. J'ai beaucoup aimé cette culture fusionnelle intelligente.
J'ai relevé une phrase "on évitera la réunion d'anciens combattants" page 163. En tant que psychanalyste, comment percevez-vous les retrouvailles d'anciens élèves ?
Je suis en contact permanent avec un certain nombre d'amis de toujours à Paris. Et il y a tous les autres qui vivent plus loin. Le contact n'a jamais réellement été perdu. Nous nous écrivons régulièrement et nous nous rencontrons avec certains. Je me souviens par exemple avoir invité un ancien camarade qui vit aujourd'hui en Nouvelle-Calédonie au "roi de la bière", un café à la mode qui n'existe plus, Boulevard Mohamed V à Casablanca. D'autres copains ont alors protesté de ne pas avoir été invités. C'est donc comme si le lien avait toujours existé. Nous ne sommes pas dans un schéma d' "anciens ". C'est comme si on avait toujours 15-16 ans. Pour ceux qui me sont proches, je les vois une fois par an, et nous le faisons spontanément, sans vraiment organiser des réunions à date fixe, à un point de rendez-vous donné.
Si vous aviez l'occasion de revoir des personnes avec qui vous n'êtes plus en contact, le feriez-vous ? Avez-vous retrouvé d'anciens camarades avec qui le contact avait été rompu ?
Oui bien sûr. Cela se fait principalement par personne interposée. Un ami qui vit à Miami peut très bien un jour m'apprendre qu'un autre est en contact avec lui. Je reprends alors contact par mail et c'est ainsi que le réseau se forme de nouveau.
En ce qui concerne les retrouvailles de tous mes camarades, j'irai volontiers au lycée Lyautey maintenant, avec un groupe de copains et en accord avec le lycée, pour organiser un événement autour de mon livre, mais plutôt en intégrant les nouvelles générations. Ce qui est intéressant, c'est le lycée en tant que tel. J'essaye de faire quelque chose de vivant et non d'historique au sens clôturé. La plupart de mes copains d'autrefois sont là, avec leurs itinéraires originaux et c'est comme si on vieillissait jeune, hors du temps, et à la fois complètement dans la réalité.
Le bac de philosophie du Baccalauréat 1965 est au centre du livre. Continuez-vous à regarder les sujets de philo ?
En réalité, j'étais un scientifique qui faisait ce qu'on appelait à l'époque un bac C. En deuxième langue, je faisais du russe. Mon père ne voulait pas que je fasse de l'allemand malgré l'assurance d'être présent dans une bonne classe. Arrivé en terminale, j'ai changé d'orientation et j'ai fait un bac littéraire. J'étais un adolescent assez révolté, en psychanalyse ce qui à l'époque était très rare.
Je passe mon bac philo. La veille du jour des résultats, un dimanche, je me souviens être allé à la plage avec notamment celui qui était "le chouchou du prof". En revenant, on s'est dit qu'on allait à tout hasard jeter oeil dans le journal pour voir si les résultats étaient parus. Je me retrouve avec la mention "bien". Le copain en question se retrouve avec la mention "assez bien " et ne l'a pas supporté. Ce qui est amusant c'est qu'il est aujourd'hui devenu psychiatre.
Mon père m'a alors demandé ce que je voulais faire comme études. Je lui ai répondu qu'en ayant la mention "bien", je voulais rentrer à Sciences Po. Mon père ingénieur-chimiste n'a pas été d'accord, me reprochant que cela n'était sérieux. Il m'a alors affirmé qu'il ne me paierait mes études que si je faisais Médecine à Paris. Effrayé, j'ai accepté. J'ai passé un coup de fil à la fac et la personne s'est montrée assez réticente en me signalant que j'avais fait un bac littéraire et que je ne venais pas de l'académie de Paris (Casablanca dépendait de l'académie de Bordeaux). "La seule possibilité pour vous est d'avoir eu la mention "bien" " me dit-elle, ce que j'avais eu. Nous étions deux dans tout le Maroc à avoir eu cette mention. Grâce à cela, j'ai pu aller à Paris. Plus tard, j'ai reçu les résultats par écrit de l'académie de Bordeaux et je me suis rendu compte qu'on m'avait accordé "un point cadeau". Sans ce point, je n'aurais pas pu étudier la médecine. Cela ne tient parfois qu'à un point...
Ce qui importait pour moi était d'aller à Paris comme tous mes copains. Du Maroc, les jeunes partaient où ils voulaient après le bac. Les plus téméraires allaient à Paris. Les autres allaient à Montpellier pour se retrouver avec des pieds-noirs d'Algérie ou encore à Toulouse.
Personnellement je ne me voyais pas quitter Casablanca pour une autre ville que la capitale. On n'avait pas trop de considération pour ceux qu'on appelait à l'époque "les francaouis ". Notre état d'esprit était différent. On vivait depuis toujours en contact avec la civilisation américaine en raison des bases militaires présentes dans le royaume.
Par exemple, je me rappelle avoir vu petit l'affiche au cinéma du film "Rock around the clock", en anglais, chose inimaginable de là où je venais en France, la petite ville de Maule, un endroit très paysan dans les années 50 bien qu'à 40 kilomètres de Paris.
Quand je suis arrivé à Casablanca, on m'a d'ailleurs fait sentir que je venais d'un petit coin perdu et que pour cette raison, on allait me faire doubler le CP, au grand étonnement de mes parents. Juste parce que je venais d'une toute petite ville. J'y suis finalement resté deux mois avant qu'on me fasse passer en CE1.
Il faut bien réaliser que le lycée Lyautey, tout comme l'académie de Bordeaux, étaient considérés comme du haut niveau.
"Je venais de comprendre qu'un bon prof pouvait, par ailleurs, être un con." Y a-t-il un enseignant qui vous a marqué et pourquoi ?
Quand j'ai eu mon histoire de bac réussi, mon prof de philo ne m'a pas félicité mais m'a uniquement dit que le "chouchou" avait eu une meilleure note que moi en philo (malgré la mention assez bien). Je lui ai répondu ironiquement : "Vous savez bien que j'ai réussi grâce à la gym". Au lieu de me féliciter alors que nous étions que deux au Maroc à avoir la mention "Bien ", c'est un peu vexant. C'est là que je me suis dit qu'on peut être un bon prof, car il l'était, mais aussi un con.
Est-ce qu'un prof vous a marqué positivement en particulier ?
Le prof d'histoire qui nous a fait faire un voyage culturel à la découverte du Maroc. Dans deux bus, nous sommes allés à Fès et nous y avons découvert la ville historique, l'université musulmane "la Karaouine". Il nous a ensuite emmené à Volubilis, site antique peu connu qui marquait le sud de l'Empire romain. Un souvenir incroyable.
Ce prof postillonnait énormément, à cause de cela, on préférait se mettre loin de lui à table. Il y a un an, j'ai rencontré dans un aéroport une fille qui l'avait eu en tant que prof. Cette fille m'a confié que ce même prof n'arrêtait pas de lui faire du pied alors qu'elle était au premier rang. Au final, j'ai en fait idéalisé quelqu'un qui était un peu bizarre.
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