Souvenirs d'internat à Oyonnax
Rappelez-vous... la discipline était, en ce temps là, rude pour tous. Les internes devaient porter uniforme et casquette lorsqu'ils sortaient en ville le jeudi et le dimanche après-midi. Il leur fallait un "correspondant" qui venait les chercher après avoir émargé le "Grand Livre" des sorties. Il fallait aussi présenter en sortant et en rentrant le fameux "billet de sortie" qui était si difficile à obtenir car un rien, et hop ! Il était déchiré même à l'instant où on passait la porte d'entrée, pour peu que les cheveux soient trop longs, la casquette oubliée, la veste de l'uniforme déboutonnée ou les chaussures crottées. Ils rejoignaient alors, invités de dernière minute, le troupeau des punis qui attendaient dans la cour et qui de 14 à 17 heures, en rang par trois, iraient tourner en rond, une fois, deux fois, trois fois sur le chemin de Brétouze. Quel interne n'a pas connu cette "promenade" ? Car il en fallait bien peu pour faire partie des punis.
Rappelez-vous... Il était interdit aux élèves de parler en classe et en étude, ce qui semble normal. Mais défense de parler dans les rangs, aux montées au réfectoire, études ou dortoirs, dans les couloirs, aux douches. En entrant au réfectoire, on reste debout, en silence derrière sa chaise, jusqu'au coup de sifflet qui permet de s'asseoir. Idem pour quitter la table : silence total, puis coup de sifflet, on se lève vite et on sort. Au dortoir, silence total. Dès qu'on rentre, on se déchausse d'abord dans la cordonnerie, en silence, on va au pied de son lit. En silence, on se déshabille et on met son pyjama. En silence, on va se débarbouiller dans la salle des lavabos. En silence, on se couche, et on attend sagement neuf heures trente, en silence sous les couvertures, que dame Sirène pousse son lugubre hurlement, signal de l'extinction des lumières.
Même cérémonial le matin, au lever. Mais il faut en plus : faire son lit, cirer ses chaussures, ranger son armoire, nettoyer son lavabo, égaliser le dessus de lit qui ne doit pas faire un pli et surtout ne rien laisser traîner. Tout ça en silence, et en une demi-heure car dame Sirène qui a déjà beuglé à 6 heures, nous enjoint à 6h30 de quitter le dortoir. Et malheur à celui qui n'a pas franchi la porte avant le hurlement, UNE MAUVAISE NOTE, et pan !... Le tarif est connu de tous : une mauvaise note si vous êtes surpris à parler là où il ne faut pas, une mauvaise note si, lors de l'inspection des dortoirs le matin (car tous les matins, l'un d'entre nous est chargé de faire la tournée des dortoirs) on trouve un lit non fait, une armoire mal rangée, une paire de pantoufles qui traîne par terre.
Une mauvaise note encore, si on parle en étude ou que l'on s'y déplace sans autorisation. Une mauvaise note toujours, si on obtient une note inférieure à 5, si on a oublié un livre, un cahier, un stylo. Les mauvaises notes tombent comme la "vérole sur le bas clergé"... Une mauvaise note n'engage à rien, deux suppriment la sortie du jeudi après-midi, trois se transforment automatiquement en PS. La Privation de Sortie interdit les sorties du jeudi et du sacro-saint dimanche. Impossible donc de rentrer dans sa famille pour le weekend; on est condamné à arpenter, en rang d'oignons, deux fois dans la semaine, la route de Brétouze. Toutes les mauvaises notes sont portées sur une grande fiche hebdomadaire confiée au surveillant, qui est chargé de la comptabilité des mauvaises notes, puis de la transcription du nom des punis de PS sur un autre registre. Pour les internes, les PS peuvent se cumuler de semaine en semaine. C'est ainsi que les moins dociles ne sortent des murs de l'ENP qu'une fois tous les dix du mois et deviennent des habitués du circuit brétouzien dont ils connaissent les moindres détails, les coins de morilles au printemps et les cercles nébuleux en octobre.
Cette discipline semble acceptée par tous les internes. En général, études et dortoirs sont calmes, pas de révolte, pas de contestation. Le pion peut travailler à ses chères études pendant ses heures de service. Le couvercle ne saute réellement que deux ou trois fois l'an : à la veille de la DKL ou de la GDKL (décale ou grande décale, c'est à dire les vacances). Il vaut mieux alors que le brave surveillant s'enferme dans sa cabine et fasse le mort, sinon gare ! Même notre cher Couillu (le surveillant général), d'ordinaire si prompt à intervenir, et qui ne craint ni Dieu ni diable, brille par son absence en ces rares soirées de liesse où le polochon est roi. Mais le lendemain matin, tout rentre dans l'ordre : tout est rangé, tout est propre, tout brille, des fois que... au dernier moment, on nous empêcherait de rentrer à la maison. Car la crainte règne chez les internes, même à quelques instants du départ en vacances de 17h (un dortoir est à disposition de ceux qui ne partent que le lendemain matin. Donc... on ne sait jamais, et on fait gaffe !).
Et puis il y avait ceux du dortoir rose qui s'étaient spécialisés dans plusieurs farces destinées à destabiliser le Mémé, notre veilleur de nuit. Celui-ci, tel un ectoplasme d'un autre âge, lampe tempête et mouchard en main, arpentait trois fois par nuit dortoirs, couloirs et ateliers, d'un pas plus souvent alourdi que léger, car il avait souvent soif ! Il lui arrivait parfois de s'asseoir sur un lit vide pour souffler un peu et reprendre les forces nécessaires à l'accomplissement de son long périple nocturne. Les élèves avaient remarqué tout cela. Ce fameux lit vide, clavettes de sécurité enlevées, fut une nuit mis en bascule : effondrement du pieu en question, veilleur les quatre fers en l'air sur les débris du plumard, et, bien entendu, réveil de tout le dortoir vers deux heures du matin.
Il y eut également un fantôme : un drap blanc recouvrant une chaise ramenée je ne sais comment là-haut, au dortoir rose, et posée au fond, vers les lavabos, drap blanc surmonté d'un truc en fil de fer dans lequel était allumée une lampe de poche. L'effet devait être saisissant et criant de vérité lorsqu'on s'engageait dans le dortoir par la porte d'entrée. Saisi, il le fut notre bon ami le veilleur ! D'autant que quelques rigolos, qui avaient lutté contre le sommeil, s'étaient mis à pousser des hou, hou, hou de circonstance. Et re-réveil pour tous cette nuit là.
Réveil également pour tout le dortoir, la mémorable nuit où ils avaient tendu, entre deux lits, une grosse ficelle barrant le passage emprunté par notre noctambule. A cette ficelle, étaient accrochés d'innombrables morceaux de ferraille : bouts de fer, vieilles clés, cadenas, boîtes de conserves, et j'en passe. Jugez du fracas, lorsque est passé notre Promeneur Solitaire et qu'il a cassé le fil d'Ariane!
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